Les traces de Seattle

Dans la grisaille de cette fin de mois de novembre, l'éclat des événements de Seattle en novembre 1999 reste intact. Depuis lors, les choses ne sont plus tout à fait comme avant. Seattle, son esprit, ses méthodes, sa radicalité, a fait des petits à travers le monde. Comme autant de germes, de promesses d'un monde nouveau en train de se construire et de se fortifier à travers les rencontres, les échanges, les luttes internationalistes.

Ataulfo Riera

Genève, Okinawa, Davos, Séoul, Marseille, Millau, Prague, Montréal, La Haye... La liste des villes où les résistances à la mondialisation néolibérale capitaliste se sont exprimées - malgré les gaz lacrymogènes et les charges de robocops également mondialisés -, cette liste s'alonge sans cesse et se décline comme autant de noms de batailles historiques. Et ces batailles sont toujours victorieuses, même si elles n'atteignent pas à chaque fois leurs objectifs affichés. Du fait même de leur existence, de leur contenu festif et inventif, de leur composition qui uni dans la diversité, elles sont toujours des victoires contre l'ordre néolibéral individualiste, égoïste, déshumanisant. 

Ces batailles dont les échos retentissent aux quatre coins de la planète sont à la fois les enfants de cette mondialisation néolibérale capitaliste et leur exacte image inversée. Image inversée : ils excluent, nous intégrons. Ils divisent, nous rassemblons. Ils spolient, nous partageons. Les enfants : les mêmes causes provoquent partout les mêmes conséquences de misères, d'oppression, d'exploitation, d'aliénation, qui à leur tour entraînent un même type de prise de conscience, internationaliste. La prise de conscience de l'ennemi commun, partout où il s'avance dans le monde et quel que soit son visage ou son masque est à la base du vieux mais toujours actuel internationalisme historique du mouvement ouvrier (ou prolétarien d'après le bon vieux jargon). Face aux pouvoirs grandissants d'une bourgeoisie internationale et d'un capitalisme mondialisé, l'unité des exploités et des opprimés est la seule issue.

Une Cinquième Internationale ?

D'ailleurs, les parallèles entre notre époque et celle des années 1840-1860 du XIXe siècle qui ont vu naître cet internationalisme ne manquent pas. Dans le Manifeste communiste, Marx et Engels décrivaient déjà avec brio et pas mal d'anticipation l'interdépendance croissante des économies et l'uniformisation universelle créés par le marché mondial capitaliste. A l'époque, l'apparition du chemin de fer, du machinisme, le développement de l'énergie-vapeur, la spectaculaire croissance des villes, tout cela bouleversait la production, les communications, les modes de vie, les espaces géographiques, les rapports sociaux.

Ces bouleversements et leurs conséquences sociales dramatiques - inévitables dans le cadre d'un système qui ne cherche que le profit à court terme -allaient impulser la fondation de l'Association Internationale des travailleurs (AIT, appelée encore Première Internationale) qui, du moins à ses débuts, regroupait tous les courants du jeune mouvement ouvrier - «marxistes», anarchistes, blanquistes, socialistes utopiques, etc..
Peut-être sommes-nous, aujourd'hui, à l'aube de la naissance d'une nouvelle
internationale, «la Cinquième» comme l'écrivait avec crainte un journal patronal français il y a peu en parlant des conséquences de Seattle. L'avenir,que nous construisons chaque jour, le dira.

Légitimité

Certains veulent faire croire que les diverses batailles de la mondialisation des luttes et leur caractère hétérogène ne sont que des épiphénomènes. Qu'elles n'ont aucune racine nationale ou locale. Qu'elles ne rassemblent que les minorités radicales, «extrémistes» de divers pays qui, frustrées de leur peu d'écho, s'assemblent ainsi au-delà des frontières pour faire nombre à un moment et à un lieux déterminé. Rien de plus faux. Les dizaines de milliers de manifestants de ces batailles jouissent du soutien actif ou de la sympathie de plusieurs centaines de milliers, voire de millions de personnes à travers le monde, en premier lieu les peuples qui ont le plus à souffrir de l'ordre néolibéral capitaliste. Ensuite, les traces laissées par ces mobilisations dans les diverses villes qu'elles traversent sont également la preuve qu'elle ne sont pas de simples événements internationaux, loin des réalités quotidiennes locales ou nationales. Les exemples de Seattle et de Prague qui, en Europe, fut la mobilisation la plus proche du premier, le démontrent.

Traces

A Seattle, au cours de l'année écoulée, les syndicats ont connu un chiffre record de nouvelles adhésions. Les mobilisations étudiantes, pour la première fois depuis les années '70, s'ont permanentes. Des dizaines de collectifs et d'associations de citoyens ou de comités de quartier ont vu le jour et sont actifs contre la répression et les abus de la part de la police ou pour la liberté d'expression. Tous les mois ont lieu des Teach-Ins, des conférences-formations sur l'état de la mondialisation et à laquelle participent des centaines de personnes. L'Independant Media Center de Seattle - né pour rendre compte des événements de novembre 99 et qui a fait des émules partout dans le monde - compte aujourd'hui plus de 10.000 membres.

A Prague, la mobilisation contre le FMI et la Banque Mondiale a eu comme conséquence de donner une impulsion importante aux mouvements contestataires tchèques. Et au-delà, avec la présence de participant(e)s venus d'autres pays de l'Europe de l'est. Ainsi, à partir d'un petit groupe de jeunes slovènes présents à Prague, les étudiants de l'université de Lubjania, capital de la Slovénie, ont constitué un groupe anti-mondialisation néolibérale. La terrible répression excercée par la police tchèque a également eu des suites : mis sur pied pour observer le «travail» de la police lors des manifestations et constitué en grande partie d'étudiants, les Observateurs légaux (OPH d'apès les abréviations tchèques) vont continuer d'exister et apporter leur contribution dans toutes les luttes locales. Dans un pays où, comme le souligne l'intellectuel Jan Culik, «Il n'y a pas de tradition de fierté citoyenne» et où "la population n'a pas l'habitude de faire valoir ses droits" de crainte des représailles, une telle conséquence a son importance. Ces exemples démontrent que l'héritage, les traces de Seattle sont profondes, non seulement en termes de renouveau d'un internationalisme militant et radical, mais également comme source d'impulsion (et d'inspiration dans les formes et les méthodes) pour les luttes locales, dont les liens qui les unissent à la mondialisations néolibérale capitaliste sont souvent ainsi mis à nus.

Un an après, un spectre hante toujours le monde capitaliste, le spectre de Seattle!

(Article paru dans La Gauche, bimensuel du POS-Belgique.)